Il secoua la tête et son corps fut parcouru d’un long frisson. Il semblait faire la tête. Mais il se dérida très vite.

— Toi et moi… Toi et moi… Oh ! Viens plus près ! Veux-tu venir près de moi ?

— Que veux-tu ? demanda-t-elle, perplexe.

Il émit un son inarticulé, un son hjjk. Ce n’était pas même un mot, rien qu’un son pareil à celui d’une porte rouillée résistant à la poussée d’une main. Une succession d’émotions, presque toutes indéchiffrables, passèrent fugitivement sur son visage. Nialli Apuilana crut y lire une terreur sans mélange, de la gêne, quelque chose qui pouvait être l’amour du Nid, une sorte d’envie désespérée, et encore autre chose, quelque chose de beaucoup plus familier, qu’elle avait déjà vu peu de temps auparavant dans les yeux rouge Beng et concupiscents de Eluthayn Bangkea.

Il laissait courir ses mains sur les épaules de Nialli, sur ses bras et sur ses seins. Il la caressait avec une ardeur frénétique et se collait contre elle. Elle vit que sa verge était raidie.

Mueri et Dawinno ! songea-t-elle, stupéfaite et horrifiée. C’est d’un accouplement qu’il a envie !

Pas question ! Elle sentait son haleine brûlante sur sa joue. Il murmurait des choses incompréhensibles, un mélange confus de sèches sonorités hjjk et de grognements du Peuple. Il semblait hébété, entraîné dans les tourbillons du désir.

C’en était presque comique. Mais c’était également très alarmant. Nialli Apuilana ne s’était jamais unie avec personne par l’accouplement. Cette perspective la terrifiait autant que le couplage semblait terroriser Kundalimon. Pour elle, l’accouplement avait toujours représenté l’ouverture de quelque mystérieuse barrière qu’elle tenait à garder fermée.

Elle savait qu’il suffisait à d’autres d’un claquement de doigts pour le faire et que certains commençaient dès l’âge de neuf ou dix ans. Ils se jetaient l’un sur l’autre avec simplicité pour un accouplement rapide auquel ils n’attachaient aucune importance. Nialli Apuilana s’était soigneusement tenue à l’écart de ces jeux enfantins, mais maintenant qu’elle était presque devenue une femme, elle commençait à se dire qu’elle avait attendu trop longtemps et que ce refus prolongé avait fait de l’accouplement un acte d’une telle signification qu’il lui faudrait une raison de la plus haute importance pour en faire un jour l’expérience. Jamais l’occasion ne s’était présentée et ce n’est certes pas dans les roulements d’yeux exagérés de Eluthayn Bangkea, ni dans les regards plus discrets, mais tellement avides de Husathirn Mueri qu’elle risquait de la trouver.

Mais là… tout de suite…

Kundalimon ne cessait de la caresser, de la tripoter en poussant des grognements, comme elle avait toujours pensé que les hommes faisaient. Il se maîtrisait à grand-peine. Mais, au lieu de lui inspirer de la répulsion, il n’éveillait chez elle que de la compassion. Enfermé jour après jour dans sa cellule recevant la lumière par une seule fenêtre, il avait dû être écrasé par la solitude et par son éloignement du Nid, en proie à une détresse accablante dont le trop-plein s’épanchait enfin. Et elle ne voyait pas comment le tenir à distance.

— Attends, dit-elle. Je t’en prie.

— J’ai… envie…

— Mais, non, Kundalimon, je t’en prie…

Il la lâcha, juste un instant, comme s’il comprenait vraiment ce qu’elle essayait de lui dire. Mais peut-être avait-il seulement senti la résistance du corps craintif et nerveux de la jeune fille. Son désir n’était pourtant pas retombé. Comment l’arrêter ? Elle eut une inspiration.

— Il ne faut pas, dit-elle. Je n’ai pas le droit de m’accoupler. Je n’ai pas encore connu le contact de la Reine, ajouta-t-elle en hjjk.

Il y avait une chance, une petite chance que le poids de cet argument le fasse céder. Dans le Nid, aucun accouplement n’était autorisé avant que la Reine confère la maturité et la fertilité, selon un rite dont Nialli Apuilana ignorait la nature, mais qui marquait l’entrée du jeune hjjk dans l’âge adulte.

En proie à la violence d’un désir indéniable et qu’il ne cherchait plus à nier, Kundalimon ne comprendrait peut-être pas pourquoi une femme du peuple de chair refusait de s’abandonner à l’envie qu’il était incapable de contenir. Puisqu’elle était, elle aussi, un être de chair, ne devait-elle pas éprouver un désir semblable au sien ? Bien sûr, mais il était incapable de comprendre ses craintes. Elle ne les comprenait pas elle-même. Peut-être allait-il quand même être sensible à ce rappel de la virginité telle qu’elle était définie dans le Nid.

Mais la chair en lui conservait la prédominance et aucun argument ne pourrait le détourner de son but.

— Moi non plus, dit-il, je n’ai pas encore connu… le contact de la Reine. Mais nous ne sommes pas… dans le Nid…

Il inspira profondément et une expression de souffrance et de passion mêlées apparut dans ses yeux. Il était vierge, aussi vierge qu’elle. Il ne pouvait en aller autrement. Avec qui se serait-il accouplé dans le Nid ? Mais maintenant, il était emporté par le désir, le désir de la chair, le besoin inné qui existait chez tous ceux de sa véritable race.

Et Nialli Apuilana comprit brusquement qu’elle partageait ce besoin.

Sans presque se rendre compte de ce qui se passait, elle réagissait à ses caresses. À mesure que les mains de Kundalimon couraient sur son corps, elle éprouvait des sensations jusqu’alors inconnues. Elle avait chaud, elle avait des démangeaisons, elle était prise d’une impatience fébrile. Les muscles de ses cuisses, de son ventre, de sa poitrine étaient agités de mouvements convulsifs. Elle avait le souffle court et saccadé.

Elle découvrait les sensations du plaisir et elle savait au plus profond d’elle-même qu’un plaisir encore plus grand était à portée de sa main. Il lui suffisait pour cela de s’abandonner, de se laisser submerger.

L’évidence s’imposa à son esprit avec force : c’était le moment, c’était le lieu, c’était l’homme. Les barrières tombèrent. Elle sourit et inclina la tête. Il la prit dans ses bras en murmurant des sons hjjk, elle lui répondit dans la même langue et dans la langue du Peuple, avec des mots inarticulés, incompréhensibles, et ils se laissèrent glisser par terre, renversant la bouteille de vin, éparpillant les victuailles qu’elle avait apportées. Aucune importance. Elle sentait les mains avides sur son corps. Il semblait ne pas vraiment savoir ce qu’il fallait faire, et ses gestes étaient maladroits et tâtonnants, et elle n’en savait guère plus. Quand ils réussirent enfin à trouver une position adéquate, elle l’attira vers lui en ouvrant les cuisses et il pénétra en elle.

C’est donc cela, se dit Nialli Apuilana.

C’est donc cela, la grande affaire qui occupe tant tous les gens. Deux corps qui s’ajustent et qui remuent ensemble. Ce n’est donc que cela… Mais comme c’est bon ! Si simple et si vrai !

Puis son esprit se vida et elle se demanda seulement, d’une manière très vague, si la porte était bien fermée. Mais ce ne fut qu’une pensée fugitive. Ils roulaient par terre en riant et en criant dans leurs langues respectives, s’agrippant l’un à l’autre, se griffant, se mordillant, haletants, possédés par cette ivresse nouvelle. Puis Nialli Apuilana l’entendit émettre un son rauque et prolongé qu’elle n’avait jamais encore entendu et le corps de Kundalimon fut secoué par une sorte de convulsion. À son grand étonnement, elle sentit une si grande chaleur l’envahir qu’elle eut presque l’impression d’éclater et un son semblable à celui de Kundalimon franchit brusquement ses lèvres. Elle comprit que c’était le son du bonheur, le son de l’extase, le son de la délivrance après la pénitence qu’elle s’était à elle-même imposée.

 

Ils demeuraient étendus en silence, échangeant de loin en loin un regard émerveillé. Puis il se tourna vers elle et la reprit dans ses bras.

Plus tard, longtemps après, quand ils furent apaisés, la passion laissa la place à une tendresse sereine.

— Il y a une autre chose que je veux, dit Kundalimon.

— Dis-moi. Dis-moi.

— C’est trop triste ici, toujours une seule pièce pour moi, dit-il en laissant tendrement courir le bout de ses doigts sur la fourrure du dos de Nialli Apuilana. Tu leur demandes de me faire sortir ? Tu leur demandes de me laisser marcher dans la cité comme un homme libre ? Tu fais cela pour moi, Nialli Apuilana ? Tu fais cela pour moi ?

 

Thu-kimnibol avait à sa disposition cinq belles et solides voitures, tirée chacune par une paire de xlendis qu’il avait personnellement sélectionnés pour leur fougue et leur vigueur. Il emmenait en outre quatre autres animaux tout aussi fringants, pour le cas où certains xlendis tomberaient d’épuisement. Il n’avait aucunement l’intention de faire le voyage comme un marchand en remontant tranquillement, mois après mois, vers le nord. Non, son idée était de parcourir le trajet en brûlant les étapes, comme une étoile filante traversant la voûte du ciel, ne s’arrêtant que lorsque ce serait absolument nécessaire, poussant les attelages et ses compagnons à la limite de leur résistance. Il avait hâte de se lancer dans cette entreprise, de se présenter aussi rapidement que possible devant le roi Salaman et de conclure dans les meilleurs délais cette alliance qui aurait dû être signée depuis bien longtemps.

Mais, malgré toute sa détermination, l’allure était plus lente que prévue et il ne voyait pas comment accélérer le mouvement. Son maître d’équipage, Esperasagiot, un Beng de pure souche à la fourrure dorée, connaissait les xlendis aussi bien que le nom de son propre père. Esperasagiot poussait les animaux jusqu’à la limite de leurs forces, mais il connaissait cette limite.

— Nous devrions nous arrêter maintenant pour prendre un peu de repos, dit-il le premier soir alors que le soleil était encore haut à l’occident.

— Déjà ? s’écria Thu-kimnibol. Encore une demi-heure !

— Vous allez crever les xlendis.

— Juste une demi-heure.

— Voulez-vous voir mourir des bêtes dès le premier jour, prince ?

Quelque chose dans le ton de l’homme incita Thu-kimnibol à prendre cet avertissement au sérieux.

— Risquent-ils vraiment de mourir, si nous leur demandons de nous mener juste un peu plus loin ?

— Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain. Et sinon après-demain. C’est maintenant que nous devons nous arrêter. Je suis prêt à parier mon casque que, si nous allongeons l’étape du jour et si nous faisons la même chose demain, des xlendis seront morts dans les trois jours qui viennent. Leur robustesse cache une certaine fragilité. Ce ne sont pas des bêtes de somme. Vous avez choisi des animaux fougueux qui sont capables de nous transporter assez rapidement quand ils sont frais et dispos. Mais quand ils commencent à être fourbus…

Esperasagiot retira son casque, une armure de tête ornée de cinq plumes de métal argenté qui se dressaient sur le derrière, et le posa dans les mains de Thu-kimnibol.

— Je suis disposé à parier mon casque, prince. Contre votre écharpe. À cette allure, nous aurons perdu deux bêtes en moins de trois jours.

— Très bien, dit Thu-kimnibol. Nous ferons halte quand vous le déciderez.

C’était encore l’été et l’air était lourd et humide. Ils traversaient une contrée fertile parsemée de nombreuses fermes. Thu-kimnibol voyait parfois des petits groupes de fermiers observant avec inquiétude le passage du convoi en bordure de leurs terres, se demandant peut-être s’ils allaient être victimes de pillards.

Puis le convoi s’engagea dans les collines. L’atmosphère était beaucoup plus sèche et il n’y avait plus de fermes. Le sol brun était pauvre et rocailleux, battu par un âpre vent du nord. Les animaux sauvages, rares à proximité des terres cultivées, redevenaient plus nombreux. Des vols sinistres de charognards aux larges ailes et au long bec passaient au-dessus du convoi. À la nuit tombée, le grand œil argenté de la lune portant les traces sombres des blessures que lui avaient infligées les étoiles de mort, répandait son éclat froid sur les terres désolées.

Sous la conduite experte de Esperasagiot, les xlendis donnaient toute satisfaction. Ils semblaient avancer de jour en jour avec plus d’ardeur. C’étaient des animaux gris et élancés, aux flancs minces et à l’allure altière, à la tête ronde et distinguée, aux naseaux frémissants, qui galopaient en s’ébrouant.

Thu-kimnibol commençait à comprendre pourquoi Esperasagiot avait tenu à ménager les forces des xlendis pendant les premiers jours du voyage. C’étaient des animaux de la ville, habitués à tirer les voitures des nobles, et qui n’avaient aucune expérience des longues courses en rase campagne. S’il les crevait dès les premiers jours, quand il était encore facile de se procurer du fourrage, quelle réserve d’énergie pourraient-ils avoir lorsque les conditions deviendraient plus difficiles ? Il fallait les laisser s’endurcir progressivement pour qu’ils soient aguerris quand arriverait la partie la plus pénible du voyage ; telle était la théorie de Esperasagiot.

— Je vous dois des excuses, dit Thu-kimnibol au maître d’équipage après dix jours de route. Vous savez parfaitement vous y prendre avec les xlendis.

Esperasagiot répondit par un grognement. Il n’avait que faire des excuses du prince, ni de ses compliments. Seuls les xlendis l’intéressaient.

 

Ils traversaient maintenant le grand plateau côtier qui s’étendait entre Dawinno et Yissou. De petites plantes grises et noueuses s’accrochaient au sol caillouteux. Il y avait de loin en loin les vestiges d’anciennes cités de la Grande Planète. Mais il n’en subsistait que des lignes blanchâtres sur le sol, les traces à peine visibles de fondations et de pavements.

Hresh y avait envoyé des étudiants de l’Université pour faire des fouilles, mais ils étaient revenus bredouilles.

Thu-kimnibol décida de faire halte dans le premier de ces sites qu’il trouva sur la route. Il se représenta en marchant la multitude d’yeux de saphir qui l’avaient jadis peuplé. Il imagina les énormes crocodiliens aux fortes et longues mâchoires, à la tête massive et aux cuisses trapues déambulant dans les rues tels des philosophes, prenant appui sur leur énorme queue comme sur une sorte de béquille, l’étincelle du génie brillant dans leurs yeux bleus et globuleux.

En d’autres circonstances, il se serait fait un devoir d’explorer le site pour rapporter à Naarinta un ou deux bibelots de la Grande Planète. Un fragment d’os fossilisé, un débris de quelque mystérieux instrument lui faisaient toujours plaisir. Elle avait décoré les couloirs de leur villa d’une étrange et troublante accumulation de vestiges tordus et déformés de l’antiquité qu’elle contemplait pendant des heures.

Il gratta quand même de-ci de-là, en souvenir d’elle et peut-être aussi pour se distraire, en se disant qu’il pouvait tomber sur une de ces machines luisantes du passé qui faisaient des miracles, sur quelque chose que la poussière aurait à peine recouvert et que personne n’aurait encore remarqué. Une arme, peut-être, qui pourrait servir à anéantir les hjjk. Ou même des ossements d’yeux de saphir. Personne n’en avait jamais trouvé. Il gratta avec la pointe de sa botte. Mais en vain.

Il lui prit une lubie et il donna l’ordre de creuser une tranchée de faible profondeur. Après plus d’une heure de travail, on lui apporta une concrétion brunâtre qui se désagrégea aussitôt dans sa main et qu’il jeta avec un haussement d’épaules.

Il se sentait pénétré du sentiment de l’ancienneté du monde, des mondes disparus qui recouvraient celui qu’il connaissait comme une pellicule, une croûte.

Il percevait en ce lieu comme un écho de l’histoire, d’une magie perdue et aussi d’une magie encore vivante, mais qui lui était inaccessible. Une profonde mélancolie s’empara de lui. Son esprit demeurait fixé sur la Grande Planète, sur tout ce qu’elle avait représenté. Pourquoi, malgré sa grandeur, avait-elle péri ? Pourquoi les plus grandes civilisations périssaient-elles, à l’image du commun des mortels ?

Il fut frappé par les insuffisances de son savoir, les insuffisances de son esprit lui-même. Hresh sait tout cela, se dit Thu-kimnibol. Nous sommes du même sang ou presque et lui, il sait tout alors que moi… moi, je ne sais rien. Je ne suis que le grand et fort Thu-kimnibol que certains croient stupide, même s’il n’en est rien. Ignorant, certes, mais pas stupide.

Il faut, dès mon retour, que j’aborde tous ces sujets avec Hresh.

— Je me demande, dit Thu-kimnibol à Simthala Honginda, l’ambassadeur en second, pourquoi Vengiboneeza, ou tout au moins une partie de la cité assez grande pour que nous puissions nous y installer, a survécu pendant si longtemps alors qu’il ne reste rien d’autre de ces villes que des traînées de poussière et un peu de rouille.

Simthala Honginda était de haute descendance Koshmar. Sec et prompt à s’emporter, il était le fils aîné de Boldirinthe et de Staip, également allié à la lignée de Torlyri par son union avec Catiriil, la sœur de Husathirn Mueri.

— Vengiboneeza était la capitale des yeux de saphir, répondit-il en frappant négligemment le sol du pied. Mon père m’a dit que les vieux crocodiliens possédaient des machines ingénieuses qui faisaient tout le travail à leur place. Et les machines y sont restées et ont continué à effectuer toutes les réparations plusieurs milliers d’années après que les yeux de saphir eurent été anéantis par le Long Hiver.

— Elles devaient être miraculeuses pour durer si longtemps.

— Les yeux de saphir avaient des machines pour réparer les machines. Et des machines pour réparer les machines qui réparaient les machines.

— Je vois, dit Thu-kimnibol en dessinant un visage comique dans la poussière avec le talon de sa botte. Et tu crois qu’ici il n’y avait pas de machines ?

— C’était peut-être une cité des végétaux, avança Simthala Honginda. Le peuple des plantes devait être très fragile ; le froid les a tués, ils se sont fanés et ont disparu comme des fleurs. Et je suppose que leurs cités ont connu le même sort quand le froid est arrivé. Ou bien c’était une cité humaine. Nous ne savons rien des humains. Peut-être n’avaient-ils pas envie de bâtir des cités aussi solides que celles des yeux de saphir. Peut-être leurs cités n’étaient-elles que brume et voiles arachnéens et, quand ils ont disparu, n’en est-il resté que quelques traces. Mais comment le savoir ? Tout cela est si loin, Thu-kimnibol.

— Oui, je suppose.

Thu-kimnibol se baissa et prit une poignée de poussière qu’il lança en l’air.

— Ce lieu est vraiment trop triste, reprit-il. Il n’y a rien pour nous ici et nous perdons notre temps.

Il donna l’ordre au convoi de reprendre la route. En parcourant d’un regard morose le paysage aride, il se sentit gagné par une tristesse et une irritation inhabituelles.

Thu-kimnibol savait depuis l’enfance qu’une autre civilisation avait précédé la leur, une période où toute la Terre n’était qu’un riant paradis où cohabitaient six races profondément différentes dans la splendeur et l’opulence. D’après les chroniques, leur capitale était alors Vengiboneeza. Thu-kimnibol n’avait jamais vu la cité antique, mais il en avait beaucoup entendu parler par son frère. Ce que Hresh lui avait dit des immenses tours turquoise, roses ou d’un violet iridescent qui avaient réussi à résister aux outrages du temps et de toutes les machines extraordinaires qui s’y trouvaient encore était resté gravé dans son esprit.

Que de merveilles ! Que de sujets d’étonnement ! À cette époque reculée où la planète était sous la domination des lourds et lents yeux de saphir, les crocodiliens au crâne bossué, au regard vif et à l’intelligence supérieure, le Peuple, ou plutôt les créatures qui allaient devenir le Peuple, n’étaient encore rien d’autre que d’alertes animaux de la jungle. Et Vengiboneeza était le nombril de l’univers, le point de ralliement de voyageurs venus du monde entier et même, ce qui tenait de la magie, d’autres planètes.

À cette époque vivaient encore les fragiles végétaux, au visage en forme de pétales et au corps constitué d’une tige centrale noueuse. Et les seigneurs des mers au pelage brun et aux membres courts en forme de nageoires, qui vivaient dans les océans, mais se déplaçaient sur terre dans des chariots astucieusement conçus. Et encore les mécaniques, à la tête en forme de dôme, une race artificielle, certes, mais beaucoup plus évoluée que des machines.

Et les hjjk, bien entendu, dont les origines remontaient à l’époque de la Grande Planète. Pour finir, il y avait les humains, le grand mystère, une race clairsemée d’êtres hautains et majestueux qui n’étaient pas sans ressemblances avec le Peuple, mais dépourvus de fourrure et d’organe sensoriel. On disait d’eux qu’ils avaient été les maîtres de la planète avant l’avènement des yeux de saphir et qu’ils avaient choisi de leur abandonner le pouvoir.

Thu-kimnibol avait de la peine à comprendre que l’on pût renoncer au pouvoir de son plein gré. Mais ce qui lui paraissait le plus bizarre était la résignation dont avait fait montre l’ensemble des races de la Grande Planète quand le bruit avait commencé de se répandre que les funestes étoiles de mort allaient se fracasser du haut des cieux sur la planète, soulevant des nuages de poussière et de fumée si épais que la Terre ne pourrait plus jouir de la lumière du soleil et serait privée de toute chaleur pendant des siècles et des siècles.

Hresh affirmait que la Grande Planète avait eu connaissance pendant au moins un million d’années de la venue inéluctable des étoiles de mort. Et pourtant ses habitants n’avaient rien fait pour se protéger.

L’idée de mourir sans combattre mettait Thu-kimnibol hors de lui. C’était totalement irrationnel, c’était incompréhensible. En y pensant, il sentait ses muscles se contracter et son âme commencer à souffrir.

S’ils étaient aussi puissants qu’on le disait, pourquoi n’avaient-ils pas détruit les étoiles de mort dans le ciel, sans attendre leur chute ? Ou bien tiré une sorte de filet à travers la voûte du firmament ? Au lieu d’attendre passivement l’arrivée des étoiles de mort.

Les yeux de saphir et les végétaux étaient morts de froid dans leurs cités. Les seigneurs des mers avaient probablement subi le même sort quand les océans étaient devenus glacés. Les mécaniques s’étaient laissé dévorer par la rouille avant de tomber en poussière. Les humains avaient disparu, nul ne savait où, mais ils s’étaient donné la peine d’aider à survivre les créatures si peu évoluées qui allaient devenir le Peuple en les conduisant dans les cocons où elles allaient attendre la fin du Long Hiver.

Seuls les hjjk, insensibles au froid et indifférents à toutes les incommodités, avaient survécu au cataclysme. Mais ils avaient singulièrement régressé après avoir atteint à cette époque reculée le faîte de leur grandeur.

Au bout d’un certain temps, Simthala Honginda qui voyageait avec Thu-kimnibol dans la voiture de tête remarqua l’humeur maussade de son compagnon.

— Qu’est-ce qui vous préoccupe, prince ?

— L’endroit que nous venons de quitter, répondit Thu-kimnibol en montrant la plaine aride qui s’étendait derrière eux.

— Ce n’étaient que des ruines. Il n’y a pas de quoi vous perturber de la sorte.

— C’est la Grande Planète qui me perturbe. Sa disparition. Pourquoi n’ont-ils rien fait pour se protéger ?

— Peut-être n’avaient-ils pas le choix, suggéra Simthala Honginda.

— Hresh m’affirme que si. Ils auraient pu, s’ils l’avaient voulu, empêcher les étoiles de mort de tomber. Hresh m’a dit qu’il y avait une explication à leur résignation, mais il a refusé de me la donner. Tu dois la découvrir toi-même, m’a-t-il dit. Si je me contente de te donner cette raison, tu ne comprendras pas.

— Oui, je l’ai entendu dire quelque chose d’approchant un jour où le sujet était venu sur le tapis.

— Et s’il mentait ? Et s’il ignorait simplement la réponse, lui aussi ?

— Je pense qu’il y a très peu de chose que Hresh ignore, répliqua Simthala Honginda en riant. Mais j’ai remarqué que lorsqu’il ignore quelque chose, en général il le reconnaît, sans prétendre le contraire. Et je ne l’ai jamais vu mentir. Mais vous le connaissez beaucoup mieux que moi.

— Ce n’est pas un menteur, dit Thu-kimnibol. Et tu as raison : quand il ignore quelque chose, il le reconnaît sans détour. Il doit donc y avoir une réponse à cette question et Hresh doit la connaître. Elle devrait d’ailleurs être facile à trouver, si l’on y réfléchit un peu.

Il garda le silence pendant quelques instants, massant machinalement un muscle douloureux de son cou. Puis il se tourna vers Simthala Honginda.

— En fait, dit-il en souriant, je crois connaître la réponse.

— Vraiment ? Et quelle est la réponse ?

— Tout devient clair pour moi à présent. Et il n’est pas besoin de posséder le dixième de la sagesse de Hresh pour comprendre. Veux-tu que je te dise pour quelle raison les yeux de saphir ont accepté de mourir sans se défendre ? C’est parce qu’ils formaient une race d’imbéciles. Oui, ils étaient trop bêtes pour avoir la présence d’esprit d’essayer de se sauver. Comprends-tu maintenant ? Ce n’est pas plus compliqué que cela, mon ami.

 

Assis à son bureau, au quartier général de la garde, Curabayn Bangkea parcourait quelques documents quand Nialli Apuilana arriva à l’improviste. Elle franchit le seuil de la pièce sans s’être fait annoncer et il leva la tête, surpris et troublé de la voir. Une foule de fantasmes l’assaillirent aussitôt tandis que son regard s’attardait sur son corps long, mince et souple et admirait son port de reine.

Il l’avait toujours désirée, mais n’ignorait pas qu’il n’était pas le seul à la convoiter.

Elle est aussi ombrageuse qu’un xlendi, songea-t-il en l’examinant de pied en cap. Elle se dérobe à tous ceux qui essaient de lui passer la bride autour du cou. Mais tout ce dont elle a besoin, c’est de quelqu’un qui la mette au pas. Et pourquoi ce quelqu’un ne serait-il pas moi ?

Curabayn Bangkea avait pleinement conscience de la vanité de ces fantasmes. Les chances pour qu’elle soit venue s’offrir à l’amour du capitaine de la garde étaient vraiment très minimes. S’il avait nourri le moindre espoir, il lui suffisait de regarder le visage de la jeune femme. Son expression était grave et distante.

— Eh bien, mademoiselle, dit-il en se levant précipitamment, que me vaut l’honneur de cette visite inopinée ?

— Vous avez plus ou moins placé Kundalimon en résidence surveillée, Curabayn Bangkea. J’aimerais savoir pourquoi.

— Cela vous dérange ?

— Cela le dérange, répondit-elle. Il est venu au monde dans cette cité. Pourquoi le traiter comme un prisonnier ?

— Ce sont les hjjk qui nous l’ont envoyé, mademoiselle.

— Comme ambassadeur. Il a droit, à ce titre, aux égards réservés aux diplomates. Il devrait pouvoir circuler librement dans la cité soit parce qu’il en est originaire, soit en sa qualité de représentant d’une nation souveraine avec qui nous ne sommes pas en guerre.

Elle avait les yeux étincelants de colère, les narines frémissantes et la poitrine haletante. En la regardant, Curabayn Bangkea sentit l’excitation le gagner. Elle ne portait qu’une écharpe et quelques rubans sur l’épaule. Une tenue qui n’avait rien d’extraordinaire avec la chaleur qui régnait, mais beaucoup plus légère qu’il n’était habituel pour une femme seule. Cette quasi-nudité, tolérable à l’époque du cocon, n’était plus de mise dans une société civilisée. Pourquoi faut-il qu’elle soit si provocante ? se demanda Curabayn Bangkea.

— La règle veut, dit-il avec circonspection, que tous les étrangers soient envoyés dans la Maison de Mueri pour une période d’observation, jusqu’à ce que nous ayons la certitude qu’ils ne sont pas des espions.

— Ce n’est pas un espion. C’est un émissaire de la Reine.

— D’aucuns estiment, et permettez-moi de vous dire que votre oncle, le prince Thu-kimnibol, est de ceux-là, que c’est jouer sur les mots.

— Peu importe, répliqua Nialli Apuilana. Il se plaint de vivre dans une sorte de captivité. Il pense que c’est à la fois cruel et injuste et je partage son avis. Je vous rappelle qu’il a été placé sous ma responsabilité. Vous n’ignorez pas que c’est le chroniqueur en personne qui m’a confié le soin de veiller sur lui.

À ces mots, Curabayn Bangkea battit des paupières.

— S’il ne tenait qu’à moi, mademoiselle, je l’élargirais sur-le-champ, mais sa mise en liberté est du ressort de Husathirn Mueri. C’est lui qui siégeait sur le trône de justice le jour où l’étranger a été arrêté.

C’est à lui, et non à moi, qu’il faut présenter votre requête.

— Je vois. Je pensais que ce problème était de la compétence du capitaine de la garde.

— Je n’ai aucune autorité en la matière. Mais, si vous le désirez, j’interviendrai en votre faveur auprès de Husathirn Mueri.

— En faveur de Kundalimon, vous voulez dire ?

— Comme vous voulez. J’essaierai de faire modifier les ordres. Vous en serez avertie dès que j’aurai réussi… Dans le courant de la journée, j’espère. Vous êtes encore dans la Maison de Nakhaba, n’est-ce pas ?

— Oui. Je vous remercie. Je vous suis reconnaissante de votre aide, Curabayn Bangkea.

Sa voix n’exprimait pourtant guère de gratitude. Son regard était dur, sans la plus petite trace de chaleur, et la colère y était encore visible. Il y avait décidément quelque chose qui n’allait pas et que toute la bonne volonté de Curabayn Bangkea n’avait pas suffi à arranger.

— Puis-je faire autre chose pour vous, mademoiselle ?

Nialli Apuilana ne répondit pas tout de suite. Elle ferma les yeux quelques instants.

— Oui, dit-elle, il s’est passé quelque chose. Mais c’est tellement offensant que je répugne à en parler. C’est à propos de votre frère, Eluthayn, qui était de faction devant la Maison de Mueri… C’est bien votre frère, n’est-ce pas ?

— Eluthayn, oui. C’est mon frère cadet.

— C’est cela. Il y a quelques jours, alors que je me rendais comme d’habitude à la Maison de Mueri, votre frère a eu des privautés avec moi. Un incident très regrettable.

— Des privautés, mademoiselle ? demanda Curabayn Bangkea, l’air perplexe.

— Vous voyez ce que je veux dire, fit Nialli, les narines palpitantes. Votre frère m’a fait des avances. Inopinément, sans la moindre provocation de ma part, il s’est approché de moi, il m’a soufflé au visage son haleine fétide et il… il…

Elle ne put achever sa phrase. Curabayn Bangkea sentit l’inquiétude monter en lui. Eluthayn avait-il vraiment été assez bête pour faire cela ? Je ne sais pas ce qu’elle entend par être provocante, se dit-il en fixant la poitrine dénudée de Nialli Apuilana et ses longues cuisses couvertes d’une épaisse et soyeuse fourrure brun-rouge, mais si Eluthayn avait osé porter la main sur la fille du chef sans y avoir été invité…

— Il vous a touchée, mademoiselle ? Il vous a fait des propositions ?

— Oui, des propositions. Et si je l’avais laissé faire, il allait poser la main sur moi…

— Yissou ! s’écria Curabayn Bangkea en se frappant les côtes. Quelle stupidité ! Quelle impudence !

Le capitaine de la garde traversa précipitamment la pièce pour s’avancer vers Nialli Apuilana. Avec tant de précipitation que son casque faillit heurter l’appareil d’éclairage suspendu au plafond.

— Soyez tranquille, mademoiselle, je vais lui parler ! Je vais faire une enquête. Il sera puni ! Et il ira vous présenter ses excuses ! Des avances, dites-vous ? Des avances !

Un frémissement courut sur les épaules de Nialli Apuilana, un léger frisson de dégoût qui fit trembler ses seins. Elle détourna les yeux. Quand elle parla, ce fut d’une voix adoucie, comme si le désarroi et la honte prenaient le pas sur la colère.

— Punissez-le comme vous estimez devoir le faire, dit-elle, mais je ne veux pas de ses excuses. Je ne veux plus jamais l’avoir en face de moi.

— Je vous assure, mademoiselle, que…

— Assez ! Je préfère ne plus parler de cela, Curabayn Bangkea.

— Je comprends, mademoiselle. J’en fais mon affaire. Je ne tolère pas que l’on vous manque de respect, que ce soit mon propre frère ou n’importe qui d’autre !

Commença-t-elle à ce moment-là à se radoucir ? Pour la première fois depuis son arrivée, il vit un sourire flotter sur ses lèvres. Un sourire à peine esquissé, mais un sourire quand même. Peut-être sa colère retombait-elle lentement, maintenant qu’elle avait dit ce qu’elle avait sur le cœur. Curabayn Bangkea crut même lire de la gratitude dans ses yeux, et peut-être plus encore. Il eut l’impression que le fossé qui les séparait venait de se combler. C’est une expression qu’il avait souvent lue dans les yeux des femmes à qui il avait offert son aide, ou autre chose, et il était sûr de l’avoir reconnue. Curabayn Bangkea, qui était naturellement sûr de lui, sentit alors monter en lui une assurance frisant la présomption. Là où Eluthayn, trop jeune, trop inexpérimenté et trop maladroit avait échoué, lui pouvait fort bien réussir. Assouvir enfin ses fantasmes les plus effrénés. Sans hésiter, il tendit les bras vers Nialli Apuilana et prit tendrement ses deux mains dans les siennes.

— Si je puis tenter de réparer l’offense causée par la muflerie de mon frère… Si vous me faisiez l’honneur, mademoiselle d’accepter de dîner et de boire une bonne bouteille avec moi ce soir, ou un autre soir, je m’efforcerais de vous prouver que tous les hommes de la famille Bangkea n’ont pas cette grossièreté de rustres…

— Quoi ? s’écria-t-elle en retirant les mains comme si celles de Curabayn Bangkea fourmillaient de vermine. Vous aussi ? Êtes-vous tous complètement fous ? Vous dénoncez la grossièreté de votre frère et, à votre tour, vous posez les mains sur moi ? Vous m’invitez à dîner ? Vous vous proposez de me prouver que… Oh ! Non ! Non, monsieur le capitaine de la garde ! Non !

Et elle éclata de rire.

Curabayn Bangkea la regarda d’un air atterré.

— Faut-il donc que je me promène avec une armure ? Dois-je croire que tous les membres de la garde de cette cité bavent de désir et me déshabillent du regard dès que je passe à portée d’eux ?

Ses yeux flamboyaient de colère. Elle était l’image de sa mère. Curabayn Bangkea se faisait tout petit, comme s’il s’était trouvé en présence de Taniane.

— Vous pouvez, si vous le désirez, poursuivit Nialli Apuilana d’un ton glacial, aborder avec Husathirn Mueri la question de la détention préventive. En ce qui concerne votre frère, je demande qu’il soit affecté à un autre poste, aussi loin de la Maison de Mueri que possible. Adieu, Curabayn Bangkea.

Sur ce, elle sortit du bureau en claquant la porte.

Il demeura un long moment immobile, abasourdi par ce qu’il avait eu l’impudence de faire.

Comment ai-je pu être aussi bête ? se demanda-t-il.

Certes, elle était venue avec une écharpe et des rubans pour toute toilette. Certes, elle lui avait adressé un sourire de gratitude à faire fondre l’homme le plus endurci. Certes, il s’était laissé griser par son odeur, par la proximité de leurs deux corps et par cette assurance stupide dont il ne parvenait à se défaire. Malgré tout cela, il s’était aventuré en territoire interdit, là où il n’aurait jamais dû se laisser entraîner. Il se demandait maintenant à quel point cela risquait de lui nuire et si cela n’allait pas causer sa perte. Il se mit à trembler, en proie à une peur tout à fait inhabituelle.

Puis la colère, une colère folle, sans objet particulier, dirigée contre le monde entier, s’empara de lui et chassa la peur. D’une voix forte, il appela son aide de camp qui attendait dans le couloir.

— Va chercher mon frère Eluthayn ! ordonna-t-il.

 

Le jeune garde entra, l’air enjoué, mais cette expression de gaieté s’effaça dès qu’il découvrit la mine sombre de son frère aîné.

— Est-il vrai, pauvre crétin, que tu as essayé d’abuser de la fille du chef ?

— D’abuser d’elle ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Elle vient de sortir d’ici et elle m’a dit que tu lui avais fait des avances ! Des propositions ! Elle était absolument hors d’elle, espèce de petit saligaud hypocrite ! J’ai essayé de la calmer et j’ai peut-être réussi. Mais ce n’est pas sûr. Si elle donne des suites à cette affaire, ce sera notre perte à tous les deux. Mais, pour l’amour de Nakhaba, dis-moi donc ce que tu as essayé de faire ! Tu lui as caressé les seins ? Tu lui as peloté les fesses ?

— Je n’ai fait qu’une suggestion innocente. Peut-être pas tout à fait innocente, mais sur le ton du badinage. Elle était devant moi, presque nue, tu sais, comme elle est tout le temps, et elle s’apprêtait à monter voir le jeune homme envoyé par les hjjk. Alors je lui ai dit que j’aimerais bien être enfermé un petit moment dans une pièce avec elle, ou quelque chose de ce genre. C’est tout.

— C’est vraiment tout ?

— Je le jure sur la tête de notre mère. Juste un peu de gringue, tu vois, rien de sérieux. Mais je dois dire que si elle avait mordu à l’hameçon, je serais très vite devenu sérieux. On ne peut jamais savoir, avec ces filles de la haute. Mais, aussitôt, elle est devenue complètement folle. Elle s’est mise à hurler, à tempêter. Elle a craché sur moi, Curabayn !

— Craché ?

— Oui, elle m’a craché à la figure, là. Un bon gros crachat qui m’a donné l’impression de rester collé sur moi pendant plusieurs heures. À la voir fulminer de la sorte, on aurait dit que je venais de l’outrager gravement. Cracher sur moi comme si je n’étais qu’un animal, ou encore moins qu’un animal ! Pour qui se prend-elle donc ?

— N’oublie pas qu’elle est la fille du chef, dit Curabayn Bangkea d’une voix accablée. Et du chroniqueur.

— Je me fous de savoir de qui elle est la fille. Elle écarte les cuisses comme toutes les autres salopes !

— Attention ! Il est dangereux de calomnier ceux de sa caste.

— Pourquoi parles-tu de calomnies ? Crois-tu qu’elle soit un parangon de vertu ? L’envoyé des hjjk et elle, ils s’accouplent comme des xlendis en rut ! Pendant des heures d’affilée !

Curabayn Bangkea bondit de son siège en poussant un grognement de stupéfaction.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

— Je ne dis que la vérité. Le jour où elle m’a craché au visage, je suis monté et j’ai écouté à la porte, pour savoir si elle était en droit de se conduire avec tant d’arrogance. Et je les ai entendus se rouler par terre. Oui, par terre, comme des animaux ! J’en suis absolument certain. Et il n’y avait pas à se méprendre sur la nature des bruits qu’ils faisaient. Je les ai entendus d’autres fois, les jours suivants. Crois-tu que cela amuserait Hresh de savoir qu’elle s’accouple avec lui ? Ou que cela amuserait le chef, si elle venait à l’apprendre ?

Les paroles de son frère transpercèrent Curabayn Bangkea comme une épée. La situation était radicalement transformée. Elle s’accouplait avec Kundalimon ? C’était donc le but des petites visites intimes qu’elle lui rendait ? Dans ce cas, Eluthayn et lui-même ne risquaient rien. Pourquoi le capitaine de la garde, et même son idiot de frère, ne pourraient-ils se mettre sur les rangs pour proposer une aventure à la noble Nialli Apuilana, si celle-ci aimait se rouler par terre avec un étranger venu du Nid et qui ne s’exprimait qu’avec les sons âpres et rugueux propres à la langue des hjjk ?

— Es-tu absolument certain de tout cela ? demanda-t-il d’un ton sévère.

— Je le jure sur l’âme de notre mère.

— Très bien. Très bien. Ce que tu viens de me raconter nous sera très utile.

Curabayn Bangkea reprit place sur son siège et demeura parfaitement immobile pendant quelques instants, laissant retomber la tension des dernières heures.

— Tu comprends, dit-il après un long silence, que je sois obligé de t’affecter à un autre poste. Pour la calmer. Je sais bien que tu t’en moques éperdument. Et si tu la rencontres par hasard dans la rue, pour l’amour de Yissou, montre-toi humble et respectueux ! Incline-toi devant elle, fais-lui les signes sacrés, jette-toi à genoux et embrasse-lui les orteils, si nécessaire. Non, pas cela… Ne l’embrasse pas. Mais témoigne-lui du respect. Tu l’as mortellement offensée et elle a sur nous un pouvoir qu’il ne faut pas négliger. Mais je crois, ajouta-t-il en souriant, avoir maintenant, moi aussi, un certain pouvoir sur elle. Grâce à toi, imbécile lubrique.

— Veux-tu t’expliquer ?

— Non. Maintenant, tu débarrasses le plancher. Et, à l’avenir, sois prudent quand tu tourneras autour d’une femme de haute naissance. N’oublie pas qui tu es et ce que tu fais.

— Elle n’avait pas le droit de me cracher à la figure, dit Eluthayn d’un air renfrogné.

— Je sais. Mais elle est de sang noble et elle ne voit pas les choses comme toi. Va-t’en maintenant, Eluthayn, ajouta-t-il en agitant la main devant le visage de son frère. Va-t’en.

 

À travers des paysages sans cesse changeants, Thu-kimnibol poursuivait sa route vers le nord, vers la Cité de Yissou. Tantôt le convoi traversait de vastes plaines balayées par le vent d’ouest et l’air était humide et salé, et tous les buissons étaient recouverts d’épaisses touffes bleu-vert de mousse-écaille. Tantôt l’itinéraire suivait de larges vallées arides et silencieuses séparées de la mer par de hautes collines aux versants dénudés, où des crânes d’animaux inconnus blanchissaient sur le sol sablonneux. Tantôt les voyageurs franchissaient des montagnes boisées où des arbres sans feuilles, aux formes torturées et au tronc pâle en spirale s’accrochaient à de maigres affleurements de terre noire et où d’inquiétants mugissements et sifflements venaient de la chaîne de montagnes encore plus élevées qui s’étirait à l’orient.

Thu-kimnibol était frappé par l’immensité de la planète, par la taille et la masse du gigantesque globe à la surface duquel il se déplaçait.

Il avait le sentiment que chaque parcelle pénétrait en lui, devenait une partie de lui, qu’il engloutissait la planète, qu’il l’absorbait et l’incorporait à jamais à son être. Et cela le rendait d’autant plus désireux d’aller de l’avant, de continuer à en parcourir la surface. Il savait, en cela, être différent de ces membres du Peuple assez vieux pour avoir vécu l’âge du cocon et qui, il le soupçonnait, éprouvaient encore le besoin ancestral de se terrer dans un lieu chaud, exigu et sûr, et de refermer le sas derrière eux. Pas lui. Non, pas lui. Plus profondément que jamais sans doute, il comprenait la soif de connaissances, de découvertes et d’aventures de son frère Hresh.

Thu-kimnibol était déjà passé par là. À l’âge de dix-neuf ans, quand il avait fui la Cité de Yissou pour suivre la route du sud qui devait le conduire à Dawinno. Mais il n’avait gardé en mémoire que très peu de détails de ce premier voyage. Il avait parcouru tout le trajet la tête basse, aveuglé par la colère et un chagrin amer, poussant son xlendi à fond de train. Le souvenir qu’il lui restait de cette folle et lugubre chevauchée, deux décennies et quelques années plus tard, était une sorte de nœud enkysté dans son âme et encore douloureux au toucher, semblable au souvenir de quelque perte affreuse, ou bien d’une maladie mortelle dont la guérison se paie au prix fort. Il n’y touchait pas plus souvent qu’il n’était nécessaire.

Ils avaient dépassé la moitié du trajet et étaient entrés dans le territoire soumis à l’autorité de Salaman. Thu-kimnibol ne parvenait pas à se débarrasser de la maussaderie qui s’était emparée de lui le jour où les vestiges de la cité de la Grande Planète lui avaient évoqué Naarinta et avaient fait naître dans son esprit des réflexions moroses sur le passé lointain. Depuis ce jour, son propre passé ne cessait de le harceler douloureusement : les occasions manquées, les erreurs de parcours, la disparition brutale de sa bien-aimée.

Il faisait de son mieux pour dissimuler son état d’esprit. Mais, un jour où le convoi descendait des collines pour s’engager dans une plaine fertile sillonnée de ruisseaux rapides et de rivières, Simthala Honginda lui demanda à brûle-pourpoint :

— Est-ce la perspective de revoir Salaman qui vous préoccupe à ce point, prince ?

Surpris, Thu-kimnibol releva la tête. Était-il donc si transparent ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Parce que vous étiez autrefois des ennemis acharnés. C’est de notoriété publique.

— C’est vrai, nous n’avons jamais été amis. Et, pendant un certain temps, nos rapports furent très mauvais. Mais tout cela est si loin.

— Je crois que vous le détestez encore.

— C’est à peine si j’ai pensé à lui ces quinze dernières années. C’est de l’histoire ancienne pour moi.

— Oui, dit Simthala Honginda, bien sûr. Mais, ajouta-t-il avec tact, plus nous approchons de Yissou, plus vous sombrez dans la mélancolie.

— La mélancolie ? dit Thu-kimnibol avec un petit rire forcé. Tu crois vraiment que je suis devenu mélancolique ?

— Cela crève les yeux.

— Eh bien, si c’est le cas, sache que cela n’a rien à voir avec Salaman. As-tu oublié que je viens d’éprouver une perte cruelle ?

— Non, répondit Simthala Honginda, tout confus. Bien sûr que non. Pardonnez-moi, prince. Que les dieux accordent le repos à la dame Naarinta !

Il fit précipitamment le signe de Mueri la Consolatrice.

— Je suppose que cela me paraîtra bizarre de revoir Salaman après tout ce temps, reprit Thu-kimnibol après un silence. Mais il n’y aura pas de problème. Même si nous nous sommes détestés autrefois, quelle importance cela peut-il avoir maintenant ? Tout ce qui compte, ce sont les hjjk. Et nous avons, Salaman et moi, la même opinion sur ce sujet. Depuis le début, nous sommes destinés à lutter côte à côte contre eux et cela arrivera bientôt. L’alliance que nous allons conclure est la seule chose importante. Pourquoi chercherait-il à exhumer de si vieilles rancunes ? Pourquoi le ferais-je ?

Il détourna la tête et se replongea dans le silence. Au bout d’un long moment, il fit signe à Esperasagiot d’arrêter le convoi. Les xlendis allaient pouvoir s’abreuver et l’endroit semblait bien choisi pour faire halte et dîner.

Ils se trouvaient au cœur d’une contrée fertile et verdoyante. Un dédale de cours d’eau réfléchissant la lumière de la fin de la journée étincelait comme des coulées d’argent en fusion. Un pays fécond, songea Thu-kimnibol. Avec quelques travaux de drainage, il pourrait certainement offrir les ressources nécessaires à une cité de l’importance de Dawinno. Il se demanda pourquoi Salaman n’avait pas encore occupé la région pour la mettre en valeur. Elle n’était pas très éloignée de Yissou.

Cela ressemble bien à Salaman, se dit-il avec mépris, de laisser en friche des terres aussi fertiles. De se recroqueviller sur lui-même, de refuser toute expansion et de se terrer à l’abri de son mur ridicule.

Simthala Honginda a raison. Tu le détestes encore, n’est-ce pas ?

Non. Détester était trop fort. Mais, malgré tout ce qu’il avait dit à Simthala Honginda, il soupçonnait que les vieilles rancunes couvaient encore au fond de son cœur.

L’idée que l’on se faisait communément à Dawinno était qu’il avait défié Salaman pour s’emparer du trône de Yissou. Mais cette idée était fausse. Thu-kimnibol s’était très vite rendu compte qu’il ne succéderait jamais à son père à la tête de la cité qu’il avait fondée. Quand Harruel était tombé au champ d’honneur dans la bataille contre les hjjk, il était beaucoup trop jeune pour hériter de la couronne. Salaman était à l’époque le seul prétendant acceptable. Et, après avoir goûté au pouvoir souverain, il y avait peu de chances qu’il acceptât, par simple bonté d’âme, de s’en dessaisir au profit de Thu-kimnibol. Tout le monde l’avait compris et Thu-kimnibol avait toujours consenti à le reconnaître pour roi. Tout ce qu’il exigeait en échange était d’être traité avec le respect dû au fils du premier roi de la cité ; la préséance qui lui revenait, un logement convenable, le privilège d’être assis aux côtés de Salaman dans les banquets officiels.

Salaman lui avait accordé tout cela, pendant un certain temps. Mais, la maturité venant, le roi avait commencé à changer ; il était devenu inquiet et tourmenté, et le nouveau Salaman était un homme taciturne, dur et suspicieux.

C’est alors, mais alors seulement, que Salaman avait décrété que Thu-kimnibol complotait contre lui. Le fils de Harruel ne lui avait donné aucune raison de nourrir de tels soupçons. Peut-être un de ses ennemis avait-il soufflé cette invention malveillante à l’oreille du roi. Quoi qu’il en soit, les choses s’étaient rapidement gâtées. Thu-kimnibol n’avait pas vu d’inconvénient à ce que Salaman favorise son fils Chham à ses dépens ; c’était dans l’ordre des choses. Mais ensuite le cadet avait eu la préséance sur lui à la table royale, puis le troisième fils de Salaman. Et quand Thu-kimnibol avait demandé à prendre l’une des filles du roi comme compagne, il avait été éconduit. Après cela, les affronts s’étaient succédé. Thu-kimnibol était de sang royal et il ne méritait pas un tel traitement. La goutte d’eau qui avait fait déborder le vase n’avait été qu’un point d’étiquette, tellement insignifiant que Thu-kimnibol ne se souvenait plus exactement de quoi il s’agissait. Ils avaient élevé la voix et avaient failli en venir aux mains. Thu-kimnibol avait compris ce jour-là qu’il n’avait aucun avenir dans la Cité de Yissou. Il était parti à la faveur de la nuit et n’y avait jamais remis les pieds.

— Regarde, dit-il à Simthala Honginda. Dumanka va nous rapporter du gibier pour le dîner.

L’intendant avait quitté la voiture pour descendre jusqu’au bord d’un cours d’eau. Il avait transpercé un animal d’un coup de lance et s’apprêtait à en tuer un second.

Thu-kimnibol était ravi de cette distraction. Sa conversation avec Simthala Honginda et l’évocation d’un passé douloureux l’avaient oppressé et avaient mis ses contradictions en lumière. Il se rendait compte que s’il était maintenant capable de chasser de son esprit la querelle avec Salaman, l’oubli et le pardon, quoi qu’il en dise, ne viendraient pas aussi facilement.

— Que chasses-tu donc, Dumanka ? cria-t-il en mettant ses mains en porte-voix.

— Des caviandis, prince !

L’intendant, un costaud irrévérencieux d’ascendance Koshmar, un casque tout cabossé et déformé négligemment passé sur l’épaule, venait de tuer le second animal. Il brandissait fièrement les deux corps pourpre et jaune qu’il tenait à bout de bras. Des filets de sang cramoisi tachaient la fourrure lustrée des deux petites masses flasques dont les bras potelés se balançaient doucement.

— Un peu de chair fraîche, pour changer !

— Croyez-vous, prince, que ce soit bien de les tuer ? demanda Pelithhrouk, un jeune officier de noble naissance et le protégé de Simthala Honginda, qui se trouvait à côté de Thu-kimnibol.

— Pourquoi ? Ce ne sont que des animaux. De la viande.

— Nous aussi, nous étions des animaux autrefois, dit Pelithhrouk.

— Que veux-tu dire ? demanda Thu-kimnibol avec stupéfaction en se tournant vivement vers lui. Que nous ne valons pas mieux que des caviandis ?

— Pas du tout. Je veux simplement dire que les caviandis sont peut-être plus évolués que nous ne le pensons.

— Ce sont des paroles bien audacieuses, intervint Simthala Honginda, l’air gêné. Je n’aime pas beaucoup cela.

— Avez-vous déjà regardé un caviandi de près ? insista Pelithhrouk avec une sorte de crânerie désespérée. Moi, cela m’est arrivé. La lumière de l’intelligence brille dans leurs yeux. Leurs mains sont aussi humaines que les nôtres. Je crois que si nous effleurions l’esprit de l’un d’eux avec notre seconde vue, nous serions surpris de l’intelligence que nous y trouverions.

— Je suis de l’avis de Thu-kimnibol, ricana Simthala Honginda. Ce ne sont que des animaux.

Mais Pelithhrouk s’était trop engagé pour faire machine arrière.

— Oui, mais des animaux intelligents ! Et qui, j’en suis persuadé, n’attendent qu’un coup de pouce de notre part pour passer au stade supérieur. Au lieu de les chasser et de les manger, nous devrions les traiter avec respect… leur apprendre à parler, peut-être même à lire et à écrire, s’ils en sont capables.

— Tu as perdu la tête ! lança Simthala Honginda. C’est Hresh qui a dû te transmettre sa folie !

Il se tourna vers Thu-kimnibol avec un regard consterné, comme si des propos aussi extravagants dans la bouche de l’un de ces jeunes gens dont il était le mentor l’embarrassaient profondément, et sans doute était-ce le cas.

— Jusqu’à ce jour, dit-il, je le considérais comme l’un de nos meilleurs officiers. Mais maintenant je me rends compte…

— Non, non, le coupa Thu-kimnibol en levant la main, ce qu’il dit est intéressant. Mais le temps n’est pas encore venu pour nous d’apprendre à lire et à écrire à d’autres créatures, poursuivit-il en riant. Il nous faut d’abord songer à préserver notre propre race avant d’enseigner des rudiments de la civilisation aux bêtes sauvages. Les caviandis devront se débrouiller tout seuls. Pour l’instant, ce ne sont que des animaux et c’est ce qu’ils resteront. Et si vous me rétorquez que nous sommes, nous aussi, des animaux, je m’inclinerai. Soit, nous sommes des animaux. Mais pour le moment, nous sommes les prédateurs et ils sont les proies. Voilà toute la différence.

Dumanka, qui s’était approché pendant la discussion et écoutait, le visage impassible, jeta les deux caviandis aux pieds de Thu-kimnibol.

— Je vais allumer un feu, prince. Et, dans une demi-heure, nous allons nous régaler.

— Parfait, dit Thu-kimnibol. Et cela mettra un terme à ces bavardages, les Cinq en soient loués.

 

La chair de caviandi était véritablement exquise. Thu-kimnibol dévora sa part sans regret, même si l’idée troublante lui traversa l’esprit que Pelithhrouk avait peut-être raison, que les petits animaux agiles qui péchaient des poissons dans les cours d’eau rapides étaient peut-être doués d’intelligence, qu’ils avaient peut-être un langage et une vie sociale. Et pourquoi pas des noms, des dieux, voire une histoire de leur race ? Qu’en savait-on ? Qui pouvait dire quelles créatures étaient de simples animaux et lesquelles des êtres intelligents ? Pas lui, en tout cas. Puis il chassa ces pensées de son esprit, mais il remarqua que Pelithhrouk ne touchait pas à sa portion de viande. Ce garçon a le courage de ses convictions. C’est tout à son honneur.

Le lendemain, ils quittèrent la plaine sillonnée de cours d’eau et s’engagèrent dans une contrée plus sèche où la terre était riche et noire, et où s’étendaient des prairies herbues. À la tombée de la nuit, ils virent des arbres-lanternes brillant au nord comme des fanaux. C’était bon signe. Cela voulait dire que le convoi approchait de la cité de Yissou.

Les arbres-lanternes étaient habités par des milliers de petits oiseaux à la gorge et à la poitrine parsemées de taches de couleur qui avaient la propriété d’émettre une lumière froide mais vive. Inlassablement, toute la nuit durant, ils lançaient à un rythme régulier leurs signaux lumineux visibles à une grande distance. Pendant la journée, les oiseaux minuscules au plumage terne se tenaient tranquillement dans leur nid. Nul ne savait pourquoi ils avaient choisi de vivre dans cet arbre particulier, mais quand ils en avaient pris possession, ils semblaient incapables de l’abandonner. Voilà pourquoi les arbres-lanternes étaient de précieux jalons pour indiquer la route, des points de repère familiers pour le voyageur.

Derrière les bouquets d’arbres-lanternes s’étendaient les terres des fermes de Yissou. Comme leurs homologues des approches de Dawinno l’avaient fait plusieurs semaines auparavant, les fermiers de Yissou se massaient près des bornes délimitant leur propriété pour suivre d’un regard hostile le passage des étrangers.

La route s’élevait lentement vers les montagnes qui se dressaient au sud de Yissou et derrière lesquelles se trouvait la cité blottie au fond du cratère creusé par une étoile de mort.

Au sortir des montagnes, le convoi commença à gravir la pente douce formant l’extérieur de la cuvette et s’arrêta au pied de la muraille noire qui défendait l’accès à la Cité de Yissou, un mur qui semblait boucher l’horizon tout entier et s’élevait à une hauteur invraisemblable.

Thu-kimnibol en avait le souffle coupé. C’était l’un des spectacles les plus extraordinaires qu’il lui eût jamais été donné de voir.

Il se souvenait de l’enceinte aux débuts de sa construction, quatre ou cinq assises de blocs de pierre équarris, et de la fierté de Salaman le jour où le nouveau mur avait enfin ceinturé toute la cité et où il avait pu arracher la vieille palissade. Thu-kimnibol savait que Salaman avait continué pendant toutes ces années à exhausser le mur d’enceinte, mais il ne s’attendait pas à trouver quelque chose d’aussi imposant. C’était un ouvrage gigantesque, une masse écrasante, un empilement terrifiant de blocs de pierre noire qui masquait presque le ciel.

Quel genre d’ennemi pouvait donc redouter Salaman pour éprouver la nécessité d’édifier un mur si haut ? Quels démons avaient donc commencé à hanter l’âme du roi depuis leur dernière rencontre ?

Des guerriers en nombre considérable, armés d’une lance, étaient alignés au sommet du rempart. Leurs lances hérissant la muraille se détachaient sur le fond du ciel et les silhouettes raides, immobiles, rapetissées par la masse du mur, paraissaient à peine plus grosses que des fourmis.

Au pied de la muraille se trouvait une énorme porte garnie de métal. Elle s’ouvrit en craquant et en gémissant quand le convoi s’approcha et une demi-douzaine d’hommes sans armes franchirent la porte et s’avancèrent à découvert d’une centaine de pas. La porte se referma derrière eux. À leur tête se trouvait un homme trapu, à la forte carrure, que Thu-kimnibol prit tout d’abord pour Salaman en personne. Puis il se rendit compte qu’il était beaucoup trop jeune pour être le roi. L’un de ses fils, sans doute. Était-ce Chham ? Ou bien Athimin ? En le voyant, Thu-kimnibol sentit les vieilles rancœurs remonter en lui ; il n’avait pas oublié comment il avait été supplanté par les deux fils de Salaman.

Il descendit de voiture et s’avança vers eux, la main levée en signe de paix.

— Je m’appelle Thu-kimnibol, déclara-t-il. Fils de Harruel et prince de la Cité de Dawinno.

L’homme à la forte carrure inclina la tête. Sa ressemblance avec le Salaman dont Thu-kimnibol avait gardé le souvenir était vraiment troublante : les bras musclés, les jambes courtes et fortes, les yeux gris, vifs et inquisiteurs, très écartés dans la face arrondie aux traits accusés. Il était très jeune, trop jeune pour être Chham ou Athimin.

— Je suis Ganthiav, dit-il, fils de Salaman. Le roi, mon père, m’a demandé de vous accueillir et de vous conduire dans la cité.

C’était bien un fils plus jeune, qui n’était peut-être même pas encore né à l’époque de la fuite de Thu-kimnibol. Mais le choix de ce Ganthiav pour le recevoir n’avait-il pas quelque chose d’insultant ?

Garde ton calme, se dit Thu-kimnibol. Quoi qu’il advienne, garde ton calme.

— Voulez-vous me suivre ? demanda Ganthiav tandis que la lourde porte s’ouvrait en grinçant.

Thu-kimnibol leva de nouveau la tête vers le sommet de la muraille occupé par la multitude immobile des hommes en armes. Il y découvrit une sorte de pavillon, une construction à dôme faite d’une pierre plus grise et plus lisse que le mur. Une longue ouverture aménagée dans la façade permettait d’embrasser toute la plaine du regard. Les yeux de Thu-kimnibol se posèrent sur cette ouverture et y demeurèrent fixés quelques instants. Il discerna une silhouette qui se tenait près de l’ouverture. Puis la silhouette s’avança dans la lumière et Thu-kimnibol reconnut les yeux gris de Salaman, roi de Yissou, qui braquait sur lui un regard froid, dur et implacable.

La Reine du printemps
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